Washington, D.C.
Quand Perlmutter appela pour leur proposer un brunch au lieu d’un dîner, Austin se réjouit pour deux raisons. Que le corpulent archiviste accepte de ne prendre qu’un repas léger au Kingshead, un restaurant populaire de Washington, signifiait que sa recherche avait été fructueuse. Et, de plus, la note serait moins élevée pour les finances d’Austin qu’un dîner avec qui sait combien de plats. Du moins était-ce ce qu’il pensa jusqu’à ce que Perlmutter choisisse un bordeaux de 1982 et commence à choisir des plats qui n’étaient même pas au menu, comme au restaurant chinois où l’on peut goûter un peu de tout.
— Je ne voudrais pas que vous pensiez que vous pouvez profiter de moi en m’offrant un petit déjeuner plutôt qu’un vrai déjeuner, dit Perlmutter pour expliquer ses extravagances.
— Mais bien sûr que non, répondit Austin en se demandant comment il pourrait faire payer la note de cette bombe sans trop se faire remarquer par le comptable aux yeux fouineurs de la NUMA.
Il poussa un très léger soupir de soulagement quand Perlmutter reposa le menu.
— Très bien. Alors, après que nous avons bavardé au téléphone, j’ai appelé mon ami Juan Ortega à Séville. Don Ortega est l’un des meilleurs experts sur Colomb, et puisque vous avez l’air un peu pressé, j’ai pensé qu’il pourrait nous donner un résumé de la masse d’informations disponibles.
— Je vous en suis reconnaissant, Julien. J’ai lu les livres d’Ortega et je les ai trouvés très perspicaces. A-t-il pu nous aider ?
— Oui et non. Il a répondu à certaines questions, mais il en a soulevé d’autres. Lisez ceci, ajouta Perlmutter en tendant à Austin les documents qu’Ortega lui avait faxés d’Espagne. Pour gagner du temps, je vais vous raconter ma conversation avec lui et résumer ce que vous trouverez là-dedans.
Perlmutter cristallisa ses découvertes, s’arrêtant de temps en temps pour avaler quelque chose.
— Un cinquième voyage ! s’étonna Austin. Voilà qui va secouer les historiens et demander une mise à jour des livres d’Histoire. Quelle est votre opinion personnelle ? La lettre est-elle un faux ?
Perlmutter réfléchit, la tête penchée, un doigt appuyé contre sa joue dodue.
— Je l’ai lue plusieurs fois et je ne peux toujours pas vous donner une réponse définitive. Si c’est vraiment un faux, il est rudement bien fait. Je l’ai comparé à d’autres documents authentiques et à l’écriture de Las Casas. Le style, la syntaxe, l’écriture se tiennent.
— Et, comme vous l’avez fait remarquer, pourquoi quelqu’un aurait-il pris la peine de voler un document faux ?
— En effet, pourquoi ?
Le serveur apporta le vin. Perlmutter leva son verre dans la lumière, en fit tourner le contenu, en respira le bouquet et finalement en but une gorgée. Il ferma les yeux.
— Superbe, comme je savais qu’il serait, dit-il avec un sourire béat. C’est vraiment une année de légende. Austin goûta à son tour.
— Je dois dire que je suis d’accord avec vous, Julien. (Il reposa le verre.) Vous avez mentionné une référence dans la lettre disant que Colomb se sentait coupable de « la mort des cinq ». Qu’en dites-vous ?
Les yeux bleus dansèrent d’émotion.
— Je suis surpris que vous n’ayez pas saisi ça tout de suite. J’ai cherché dans ma bibliothèque et j’ai trouvé une étrange histoire racontée par un certain Garcilaso de la Vega. Cela pourrait vous éclairer. Il prétend que sept ans avant que Colomb ne lève l’ancre pour son premier voyage historique, un navire espagnol avait été pris dans un orage au large des Canaries et qu’il avait échoué sur une île des Caraïbes. De son équipage de dix-sept hommes, il n’y eut que cinq survivants. Ils réparèrent le navire et rentrèrent en Espagne. Colomb aurait entendu l’histoire et les aurait invités chez lui où il les traita avec profusion. Au cours des festins, ils racontèrent naturellement en détail leurs aventures.
_ Ce n’est pas surprenant. Les marins aiment se vanter de leurs aventures en mer, même sans l’aide de quelques verres de vin pour leur délier la langue.
Perlmutter pencha sa carcasse massive.
_ C’était bien plus qu’un raout amical. Il s’agissait sans aucun doute d’une opération bien menée ayant pour but de rassembler le maximum de renseignements. Ces simples marins n’imaginaient même pas qu’ils possédaient un savoir d’une valeur inestimable. Colomb essayait d’organiser une expédition et de trouver des fonds. Et voilà qu’il avait les récits de témoins oculaires et des renseignements sur la navigation qui pouvaient déboucher sur de vastes richesses. Les rescapés pouvaient lui donner des détails sur les courants, la direction des vents, la lecture de la boussole, la latitude et le nombre de jours en mer. Peut-être avaient-ils \u des indigènes porter des ornements en or. Pensez à ce que cela signifiait. Leur expérience prouvait non seulement qu’il était possible de naviguer jusqu’à la Chine ou l’Inde, ce que Colomb était sûr de faire, mais cela montrait aussi comment en revenir. Il avait l’intention de réclamer de nouvelles terres pour l’Espagne. Il était convaincu qu’il trouverait de l’or et qu’au minimum il rencontrerait le Grand Khan et mettrait en place un monopole lucratif de commerce d’épices et autres marchandises de valeur. Il connaissait la gloire de Marco Polo et se figurait qu’il pouvait faire beaucoup mieux.
— Ce n’est pas très différent de l’espionnage industriel qui sévit de nos jours, commenta Austin. À la place des pots-de-vin, des écoutes téléphoniques et des prostituées offertes pour avoir des renseignements sur la concurrence, Colomb s’offrait des renseignements avec de la nourriture et des boissons.
— Il les a peut-être arrachés avec plus que cela. Austin leva les sourcils.
— Les cinq hommes moururent après le dîner, dit Perlmutter.
— Une indigestion ?
— J’ai pris plusieurs repas qui ont failli me tuer, mais de la Vega pense autrement. Il suggère que les hommes ont été empoisonnés. Il ne pouvait pas le dire ouvertement. Colomb avait de puissantes protections. Cependant, réfléchissez bien à ceci : il est historiquement prouvé que Colomb avait une carte des Indes lors de son premier voyage. (Il but une gorgée de vin et fit une pause pour accentuer l’effet dramatique de ses paroles.) Il est fort possible que sa carte ait été fondée sur ce qu’il avait appris de ces infortunés marins.
— C’est possible, mais d’après ce que dit la lettre, Colomb nie les avoir fait mettre à mort.
— Exact. Il en rejette le blâme sur cette prétendue fraternité, Los Hermanos[37].
— Colomb n’avait-il pas un frère ?
— Si, il s’appelait Barthélémy. Mais Colomb utilise le mot au pluriel. Frères.
— D’accord, supposons que vous ayez raison. Donnons à Christophe le bénéfice du doute. Il invite ces types chez lui pour voir quels renseignements il pourrait tirer d’eux. Los Hermanos prennent la précaution de s’assurer qu’ils ne diront à personne d’autre ce qu’ils ont vu. Colomb est peut-être un débrouillard mais il n’est pas un tueur. L’incident le hante.
— C’est un scénario plausible.
— Avez-vous une idée de ce qu’était cette fraternité, Julien ?
— Pas la moindre. Je me replongerai dans mes livres après le déjeuner. A propos... Ah ! La soupe de poissons Thaï !
Perlmutter venait d’apercevoir le premier des nombreux plats qui arrivaient sur leur table.
— Pendant que vous chercherez ça, je demanderai à Yaeger de voir s’il a quelque chose sur eux dans ses dossiers.
— Splendide, dit Perlmutter. Maintenant, j’ai une question à vous poser. Vous avez une connaissance plus pratique qu’historique de la mer, comme moi. Que pensez-vous de la « pierre qui parle « que mentionne Colomb, cette torleta des anciens décrite dans la lettre ?
— Les techniques de navigation ancienne m’ont toujours fasciné, dit Austin. Je considère que leur développement a constitué un bond énorme pour l’humanité. Nos ancêtres ont dû intégrer des concepts abstraits tels que le temps, l’espace et la distance pour résoudre le problème consistant à aller d’un point à un autre. J’adore l’idée de pousser un bouton pour faire passer un signal jusqu’à un satellite et savoir exactement sur quel point du globe je me trouve. Mais je pense que nous nous fions trop aux gadgets électroniques. Ils peuvent tomber en panne. Et nous sommes moins enclins à comprendre l’ordre naturel des choses, le mouvement des étoiles et du soleil, les caprices de la mer.
— Alors laissons de côté ces gadgets électroniques, dit Perlmutter. Mettez-vous à la place de Colomb. Comment feriez-vous pour vous servir de la torlela ?
Austin réfléchit un moment à la question.
— Revenons à son voyage précédent. Je suis coincé sur une île où on me fait découvrir une sorte de pierre ou de tablette portant d’étranges inscriptions. Les indigènes me disent que c’est la clef pour trouver un grand trésor. Je la rapporte en Espagne, mais personne ne réussit à comprendre ce dont il s’agit. Sauf que c’est très ancien. Je la considère du point de vue d’un marin. Les marques sont semblables, d’une certaine façon, à une sorte de table traçante. J’en ai utilisé une pendant toute ma vie de marin. Elle est trop lourde pour que je la trimbale alors je fais ce que je peux faire de mieux. Je fais faire des cartes d’après les inscriptions et je mets les voiles. Le seul problème, c’est que je ne l’ai pas vraiment comprise. Il y a un trou dans mes connaissances.
— Quelle sorte de trou, Kurt ? Austin prit son temps pour répondre.
— C’est difficile à savoir sans avoir une idée de ce à quoi ressemble vraiment la torleta. Mais imaginons une situation hypothétique. Supposons que je sois un marin de l’époque de Colomb et que quelqu’un me donne une carte de la NOAA[38]. Les descriptions géographiques m’aideraient à naviguer, mais les lignes des coordonnées de navigation à longue portée n’auraient aucun sens pour moi. Je ne saurais rien des signaux électriques envoyés par les stations à terre ou des récepteurs qui peuvent traduire les signaux en lieux précis. Une fois sur l’eau, loin de toute terre, je devrais revenir aux méthodes traditionnelles.
— Voilà une analyse très lucide. Ce que vous voulez dire c’est qu’une fois que Colomb fut en mer, la torleta des anciens ne lui servait pas à grand-chose.
— C’est mon avis. Les livres d’Ortega disent que Colomb n’avait pas grande foi dans les instruments de navigation de son époque ou, peut-être, qu’il n’était pas très compétent pour les utiliser. C’était un marin de la vieille école, naviguant à l’estime. Cela lui servit parfaitement pour son premier voyage. Il savait qu’il devait être précis pour son dernier voyage aussi a-t-il engagé quelqu’un sachant utiliser les instruments de navigation.
— C’est intéressant, si l’on considère le dernier passage de la lettre écrite par l’assistant du pilote du Nina.
— Vous voyez, dit Austin, c’est la même chose que de louer les services d’un spécialiste pour faire un travail de nos jours. Maintenant, à mon tour de poser une question. À votre avis, qu’est devenue la pierre ?
— J’ai rappelé Don Ortega et lui ai demandé de la chercher. À son avis, elle a fait partie du lot que Luis Colomb a vendu pour se procurer l’argent nécessaire à la vie dégénérée qu’il menait. Ortega va contacter les musées et les universités d’Espagne, et s’il n’a pas de résultat, il agrandira le cercle de ses recherches aux pays voisins.
Austin pensait à Colomb le marin, à la façon dont il retourna au Nina, la vaillante caravelle qui l’avait si bien servi lors de ses précédents voyages. Peut-être qu’un Nina moderne pourrait les aider à trouver une solution au mystère.
— La tablette était originaire de ce côté-ci de l’Atlantique, observa Austin. Après le déjeuner, je vais appeler mon amie archéologue, le Dr Kirov, et lui demander si elle a jamais entendu parler d’un objet de ce genre. Bizarre, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en riant. Nous cherchons des indices pour résoudre des crimes de notre époque dans des événements qui se sont peut-être déroulés il y a des siècles.
— Ce n’est pas inhabituel. D’après mon expérience, le passé et le présent sont souvent pareils. Des guerres. Des famines. Des raz de marée. Des révolutions. Des épidémies. Des génocides. Ces choses arrivent toujours et toujours. Il n’y a que les apparences qui changent. Mais assez de considérations morbides. Revenons à des sujets plus plaisants, dit Perlmutter avec un grand sourire. Je vois qu’on nous apporte un autre plat.